Il se passe quelque chose de
bizarre et de pas drôle du tout !
Les voisines qui
résident dans la cour mitoyenne à la nôtre ont coutume de venir voir maman de
temps en temps mais depuis quelques jours leurs visites se font plus fréquentes
et durent plus longtemps.
De plus,
d’ordinaire, entre elles, il est généralement question de couture.
Ben oui, maman
coud ! C’est elle qui réalise les jolies robes que Joachine et moi
portons et, à l’occasion, elle exécute quelques petits travaux pour rendre
service.
Une des pièces
de la maison est d’ailleurs entièrement réservée à cette occupation !
Une sorte d’atelier où, au cœur d’un désordre indescriptible de bouts
d’étoffe, de fils, de boutons, trônent deux machines à coudre, l’une électrique
flambant neuve, et l’autre à pédale ! Là aussi, que ces dames procèdent
à leurs essayages et, derrière la porte close, souvent des rires fusent !
Or, des rires,
justement il n’y en a plus !
En revanche, ça
chuchote et ça renifle ! Ça se tait dès que nous approchons, ma sœur et
moi ! Et ça secoue la tête comme âme résignée, et ça se perd en longs
silences. Plus encore, voilà que, à la troupe turbulente que nous formons,
nous, les gosses du quartier, ça demande de moins courir, d’être moins
bruyante.
Michel, le plus
âgé de la bande, lâche un jour : « c’est la vieille Luise, elle
va claquer ! »
Ô Michel,
toujours au fait de ce que nous, menu fretin, nous ignorons ! Mon héros !
Mais de quelle
Luise s’agit-il ! De la « sorcière » ? Celle qui nous
fait déguerpir dès que nous faisons mine d’installer nos dînettes de
plastique et de céramique sous la fenêtre de sa chambre ? Celle qui
ronchonne sans cesse dans sa barbe ? Car elle a le menton poilu ! De
longs poils gris et frisés qui tremblotent et ondulent aux crispations
sporadiques de sa mâchoire édentée !
Luise
invariablement de noir vêtue, dont le profil se dessine aux plis de rideaux à
demi tirés, dont les petits yeux épinglent le moindre de nos gestes !
Ombre à l’affût pareille à celle de l’un de ces êtres maléfiques dont
je raffole en bandes dessinées, mais qui, pour être de chair, en est bien
davantage terrifiante.
La vieille Luise,
sœur jumelle de la cruelle fée qui traque Blanche Neige jusqu’au plus secret
de la forêt des 7 nains, au visage aux mille rides, au dos voûté, aux mains
aussi noueuses que des serres de gargouille, déjà présente au plus ancien de
mes souvenirs, inspiratrice de terreurs délicieuses, objet de victoires aussi
éclatantes que secrètes... Et ce serait cette Luise-là qui va « claquer » ?
- Et elle va
claquer quoi ? M’entends-je demander d’une voix étreinte d’horreur,
regard déjà à la dérive sur les joues alentour, et très inquiète pour les
miennes !
Une ignorance
pareille, avouez que ce n’est guère flatteur pour un ego de sept ans !
Et moins encore le fou rire moqueur que déclenche en Michel ma naïve question.
Ce qui écorne quelque peu sa glorieuse auréole !
Bien assez pour
que je m’esquive sur-le-champ, le rouge au front ! Vexée à la vie à la
mort, Brunéline !
Et puis, au cœur
de la matinée, des dames ont appelé Maman ! Elles étaient deux ou trois
sur le seuil ! Il me souvient davantage de l’urgence que du nombre. Et
Maman a couru et moi, j’ai suivi... Machinalement !
Jusqu’à une pièce
noire de monde, si pleine que je me suis collée au mur, me déplaçant discrètement
vers une porte entrouverte que j’ai passée pour mieux me cacher ! Tout
droit dans l’antre de la Fée Carabosse !
Une Carabosse
bien immobile et toute ratatinée, aux yeux clos sur son monde de ténèbres, à
la bouche béante sur un gouffre sans souffle ! Si petite, si fragile !
Que j’en ai oublié d’avoir peur tellement elle semblait inoffensive, ainsi
endormie dans la sereine pénombre.
Je ne sais
combien de temps je suis restée debout, près du lit, devinant confusément que
quelque chose n’allait pas. Jusqu’à ce que j’y sois découverte par maman
qui, sans plus de cérémonie, m’a envoyée dire à Papa qu’elle était
retenue là.
Que la journée a
été longue ! Combien les heures mettent de temps à s’égrener lorsque
des tas de questions se pressent sur un bout de langue et sans quelqu’un à
qui les poser !
Et ainsi jusqu’à
la nuit tombante où il a fallu encore attendre de rentrer les cages des
canaris, de mettre la table et de s’y poser. Et là, avant même de plonger la
cuillère dans le bol de soupe...
- Qu’est-ce qu’elle
a, Luise ?
Une interrogation
qui, bien qu’ouvrant la voie à une infinité de réponse, n’en reçoit
qu’une seule, pleine d’une vérité directe.
- Elle est morte ce
matin, me dit Maman sans sourciller.
Morte ? La
Mort ? Cette chose que je rencontre au hasard de certains contes ?
Comme celle de la grand-mère du Petit Chaperon Rouge, bien vite réparée par
le chasseur qui la rend à la vie en ouvrant le ventre du Méchant Loup ?
Toutes ces morts
tissées aux fils de l’imaginaire ne sont en rien tangibles, sinon trépas
livresques !
Et voilà que
dans ma tête s’enchevêtrent mille déductions, que s’ébauche une triste
conscience.
- Elle est morte... pour
de bon ?
- Oui, Brunéline !
Quand quelqu’un meurt, ce n’est pas pour « de faux » !
- Pourquoi ?
Ah, ce mot !
Je ne voulais pas le prononcer, redoutant par avance une évidence que désormais
je ne pourrai plus refouler, une réalité que je lis déjà dans le triste coup
d’œil qu’échangent Papa Maman.
- Parce qu’elle est
arrivée au bout de sa vie, parce qu’elle était très vieille, usée et
fatiguée. C’est comme ça, tout le monde vieillit et on n’y peut rien !
Ô Maman !
Toutes les vérités sont-elles bonnes à dire ?
Ne vois-tu pas
cet abîme d’effroi dans lequel tu me jettes ? Ne devines-tu pas que mon
pauvre cerveau, lui, en a terminé de déduire, qu’il a déjà tout compris !
Parce que sept
ans, ce n’est pas beaucoup ! C’est très court. Et puis « l’âge »,
ça ne veut rien dire, ça ne compte pas quand on a 7 ans ! Grandir est peu
de chose car il est logique de le faire pour des enfants... Les enfants savent
qu’ils grandissent, d’ailleurs ils disent toujours « quand je serai
grand »... Mais ils ne disent pas « Quand je serai vieux »...
bien moins encore « Quand je serai mort ! ».
Il n’y a que
peu de "vieux" autour de moi, quelques grands-parents de camarades,
mais pas chez moi ! Chez moi, je ne connais que Maman Papa et Joachine !
J’ai vu grandir
Joachine, née alors que je n’étais moi-même qu’un bébé à peine sorti
des langes. Et rien de plus normal que nos évolutions parallèles en taille et
en poids ! Rien en cela qui ne m’ait jamais interpellée !
Comment aurais-je
pu voir « vieillir » une Luise déjà pruneau desséché à l’aube
de mes premiers pas ! Les mêmes cheveux gris retenus dans un chignon en
bataille, les mêmes robes longues et informes sous un tablier d’un noir
immuable, la même voix éraillée qui nous coassait ses invectives dans son
patois calabrais qui nous demeurait incompréhensible...
Et de la voir,
saison après saison, égale à elle-même, comment aurais-je pu concevoir que
mes parents pouvaient « vieillir », devenir un jour ses copies
conformes ? De Luise ? Alors qu’il est encore tôt dans leur
existence pour que le temps imprime son passage sur leurs traits ! Pas une
seule griffure blanche dans l’auburn qui croule sur les épaules de Maman !
Pas un seul poil gris dans la fine moustache de Papa ! Ils ont encore cette
démarche alerte, ce dos droit, ces gestes précis, que je leur ai toujours vus !
Pas eux !
Je ne sais plus
comment, d’assise à ma place, à table, je me suis retrouvée posée contre
les cages des canaris, pleurant à chaudes larmes, sur toutes ces éternités
que je découvrais éphémères !
- Alors, vous allez mourir,
vous aussi ?
- Mais... oui, reconnaît Papa.
- Quand ? Et c’est celle-là
la question qui me terrorise alors qu’une petite voix crie dans ma tête
« Pas demain, ni maintenant ! Pas déjà ! »
- Je ne sais pas, ma chérie...
Un jour, dans très longtemps sans doute ! Me rassure Papa alors que Maman
s’active devant la cuisinière, imperturbable !
- Tu sais, Brunéline, la mort,
elle fait partie de la vie ! Continue Papa. Un enfant naît, devient un
homme ou une femme, souvent il a des enfants, et puis, quand il est bien vieux,
il meurt. C’est comme les plantes de Maman. Tu as vu que, quand Maman plante
une graine dans la terre, peu après une petite pousse en sort, qui se développe,
fait des feuilles, des fleurs, puis des graines, et qui, un jour, se fanent
alors que ses graines donnent d’autres pousses et ainsi de suite !
C’est tout simple tu vois !
Oh oui !
C’est très simple ! Mais pas moins douloureux !
- Oui... Mais vous ! Un jour,
vous ne serez plus là !
- Ben... Et toi ? Me dit Papa
en riant ! Tu seras là ! Alors aussi longtemps que tu vivras, Maman
et moi nous existerons puisque tu es faite d’une partie de chacun de nous
deux, et si un jour tu as des bébés, nous existerons encore et bien davantage
puisque, de ces parties-là de nous-mêmes, celles que nous t’avons
transmises, tu en donneras aussi à ces bébés ! Ce n’est jamais fini,
Brunéline. Tu comprends ? La mort est inévitable, mais elle n’est pas
triste quand elle vient en son heure, après une existence bien remplie !
C’est ça, la vie, aussi !
Je n’ai pas
pleuré quand Papa est parti, bien bien bien longtemps après ! Et je
m’attendris encore quand je le revois mimer un petit train, la dernière fois
qu’il s’est rendu aux toilettes, dans sa chambre d’hôpital, pour me
montrer qu’il était tout à fait capable de le faire tout seul. Ce « tchou !
tchou ! tchou ! » combien il était joyeux ! Et doux le
sourire qu’il nous a offert en s’endormant de ce sommeil dont on ne s’éveille
pas !
Pas une larme
aussi, quelques années plus tard, lorsque la petite flamme qui brûlait
doucettement chez Maman s’est éteinte, dans un soupir de sereine béatitude.
Et s’il m’arrive quelquefois de
pleurer, c’est, très égoïstement, sur moi-même !
Parce que la vie
est ainsi faite qu’elle n’est pas toujours facile, qu’il est des moments où
j’aimerais les avoir là, leur dire, leur demander, leur confier !
Oh, il ne faut
pas croire que durer soit si simple ! Il reste tant et tant à redouter !
L’usure du
temps, la décrépitude du corps, et, pire encore, celle de l’esprit !
Mais vivre dans
la crainte de mourir... non ! En fait, avoir peur de mourir, ce serait
comme avoir peur de vivre puisque... c’est ça, la vie aussi !
Ce jour-là,
petite Brunéline est devenue grande ! Un bond qui l’a déposée à
l’orée de l’univers des adultes ! Et comment, après cela, retrouver
l’insouciance ?
Comment, renfermant une telle connaissance, aurait-elle pu, désormais, ne pas se sentir bien plus qu’auparavant "différente" ?